La ville du début de la fin du début
Après les articles récemment consacrés par la Meuf et le Pédé au pays le plus détesté au monde et à l’avalanche de commentaires passionnés qui s’en est suivie, j’ai décidé de calmer les esprits et donc de vous parler du deuxième pays le plus universellement haï. Plus précisément, je propose à ceux que cela intéresse de partager les quelques impressions qui me sont venues lors de toutes récentes déambulations dans la ville de New York, capitale symbolique des États-Unis.
C’est ma première fois à NYC. Techniquement, ce n’est pas tout à fait vrai mais vous allez vite comprendre. Ma vraie première fois là-bas fut un rendez-vous manqué. Elle eut lieu lorsque j’avais 15 ans; mes parents avaient à l’époque consenti à verser une exorbitante somme d’argent au comptable grisâtre de mon collège afin que leur rejeton puisse enfin vivre son rêve américain dans le cadre d’un séjour linguistique censé faire de lui un parfait petit polyglotte. Le dit rejeton (pour qui le nec plus ultra vestimentaire se résumait alors à ça) se retrouva donc avec ses jeunes camarades provençaux sur les rives que foulèrent John Smith et ses potes colons quelques 400 ans avant. À l’époque, l’Amérique était tout pour moi: j’avais grandi avec Rocky, Indiana, Macaulay, Luke ainsi que les Gremlins et j’imaginais que le pays qui avait donné naissance à tous ces mythes sur celluloïde était le seul qui vaille la peine qu’on y vive. Anyway, ce voyage incluait plusieurs jours à NY mais pour d’obscures raisons d’organisation (ou plus vraisemblablement de malversations financières orchestrées par le comptable grisâtre), nous n’avons finalement passé qu’une petite après-midi dans la grande pomme pour une vingtaine de jours gaspillée dans la très peu excitante banlieue de Baltimore. Une après-midi (dont deux heures perdues à Chinatown) sur l’île de Manhattan: autant essayer de parcourir la Russie en 20 minutes. À peine le rêve avait-il commencé que notre bus nous reconduisait déjà vers le misérable Maryland, nous éloignant pour toujours de Time Square et de ses lumières. Pendant que mes « collègues » se montraient les Oakley de contrefaçon dont ils avaient fait l’acquisition à Chinatown, je demeurais tel Moïse, le visage pressé contre la vitre du bus, fixant cette terre promise sur laquelle il ne m’avait pas été permis de m’établir.
C’est cet adolescent frustré qui débarqua la semaine dernière à NYC, bien décidé cette fois-ci à croquer la grande pomme à pleines dents. Mais c’est aussi un européen de 32 ans, nourri à la méfiance à l’endroit de ce qui lui a été vendu comme le rêve américain qui abordait ce périple, bien décidé à ne pas s’exposer à de trop grandes quantités de poudre aux yeux.
Alors que dire? Tout d’abord lorsqu’on se balade sur la cinquième avenue, un mot vient immédiatement à l’esprit, semblant résumer à lui seul ce monde: solidité. À Manhattan, tout a l’air très solide pour ne pas dire increvable. Les bâtiments évidemment, mais surtout les personnes: les agents du NYPD à la silhouette taillée dans le granit feraient passer nos gendarmes pour des pygmées anémiques; les traders du financial district portent des chemises donnant l’impression de recouvrir des gilets par balle. Et que dire de ces joggeuses blondes aux jambes interminables faisant leur course quotidienne dans Central Park et dont la cadence indique moins une ascendance irlandaise qu’une nature de cyborg. C’est cette solidité qu’ont voulu mettre à mal Oussama et sa clique. Y sont-ils parvenus? Difficile à dire. Les deux guerres menées dans la dernière décennie par l’Amérique pour rappeler au monde qui est le patron montrent que le mythe de l’invulnérabilité reste à la nation américaine le plus puissant des aphrodisiaques. Mais lorsqu’on croise les silhouettes courbées des familles des victimes des attentats du WTC le jour des commémorations, on ne peut s’empêcher de penser que le colosse boitillera encore de longues années.
La solidité s’amollit encore à mesure que l’on remonte vers le nord de la ville; passé l’Upper East Side et ses portiers qui attendent fébrilement que les cols blancs arrivent en taxi afin de leur ouvrir la portière et de se saisir de leur serviette, nous entrons dans l’autre NY, celui de East Harlem, de la vie de rue, des slums et des sourires édentés. Ici, difficile de ne pas être pris d’une sorte de malaise: je m’interroge sur ce qui m’attire dans ce spectacle pittoresque de la misère. Mais ici, on n’est bizarrement moins dépaysé: Harlem ressemble à la Goutte d’or ainsi qu’à tous les quartiers populaires des grandes métropoles. Les familles afro-américaines dont les ancêtres furent débarqués ici les chaînes aux pieds y côtoient des africains arrivés récemment de leur plein gré dans ce qui ressemble à une mauvaise blague de l’histoire. On trouve sur les étals des marchands de rue toutes sortes de « remèdes » à la misère spirituelle contemporaine: des corans et des bibles à foison, de l’encens, des livres d’initiation au chamanisme, des discours sur K7 audio du leader radical Louis Farrakhan ainsi que des DVD à la jaquette flanquée d’un dragon à cornes, expliquant la vraie nature des Juifs.
Pour autant, le racisme ordinaire a très mauvaise presse à New York. Lorsque je prends le metro pour me rendre à Coney Island, je me dis qu’en France, la lepenisation des esprits n’est pas un risque que nous encourons mais une réalité consommée depuis bien longtemps. Ici, nous étions encouragés il y a encore quelques mois à débattre de l’identité nationale; là bas, un flic sur deux porte un nom à consonance étrangère. Ici, nos intellectuels de droite nous expliquent qu’être français c’est connaître sur le bout des doigts Les Essais de Montaigne tandis que la gauche nous explique que le plus grand fléau se nomme communautarisme; là bas, les jeunes enfants mexicains font des caprices en espagnol en les ponctuant de « Please!!!! » pour mieux attendrir leur génitrice soucieuse d’intégration. Les choses ne sont certes pas parfaites: les immigrants venus du Moyen-Orient sont regardés de travers dès qu’ils oublient de tailler leur barbe; les vieux russes de Brighton Beach maugréent dès qu’un groupe de lycéennes black aspirantes Destiny’s Child piaille un peu trop fort et les ouvriers portoricains se bidonnent lorsqu’un hassidique en schtreimel et caftan entre dans le wagon (il fait 28° à l’ombre). Mais, par je ne sais quel miracle, tout ce petit monde cohabite. Il ne s’agit pas de dire que la question raciale en Amérique est ignorée, elle est en réalité dépassée. Pour se convaincre de ce décalage avec notre propre rapport à la donnée raciale, il suffit de se souvenir combien les élites françaises avaient été ébahies que les américains se choisissent un président de couleur tandis que ces derniers se contentaient juste d’élire l’homme le plus compétent pour le job.
En France, nous continuons de nous fourvoyer en faisant le pari de l’intégration des communautés immigrées par le biais de ce que nous appelons « valeurs »: valeurs françaises, valeurs républicaines, attachement à la laïcité… Les américains eux font le pari de l’intégration par le dollar. Ce qui peut arriver de mieux à une communauté est que celle-ci finisse par déserter le ghetto auquel elle était confinée au bout de 3 ou 4 générations: il n’y a plus guère d’italiens à Little Italy, seulement 2 ou 3 vieux à gourmettes tout droit sortis des Soprano et prenant l’anisette à coté des terrasses bondées de touristes où ce sont les hispaniques qui ont repris le flambeau des pâtes à la sauce marinara. Les italiens de New York, de la même manière que les irlandais et les juifs d’Europe centrale ont cessé depuis longtemps d’être circonscrits à une identité extérieure et rustique: ils se sont totalement coulés dans l’identité new yorkaise, la façonnant au passage pour une bonne part.
La plus grande garantie de paix sociale réside ici dans la capacité des individus à créer les conditions de leur confort matériel. C’est à cela qu’aspirent ces peintres en bâtiment chicanos: manger chaque jour de la viande enragée pour la pause déjeuner, accroupis au pied des immeubles huppés qu’ils érigent afin de permettre plus tard à leurs enfants de vivre dans ces mêmes demeures. Mais cette quête est exténuante et nous rappelle à quel point demeure en Europe une certaine douceur de vivre que nous ne sommes pas prêts à remiser contre tout l’or du monde. Cette angoisse permanente de la subsistance est prégnante; je ne peux que noter l’amertume du regard de ce chauffeur de taxi venu du Penjab se reflétant dans le rétroviseur lorsque je lui demande s’il est heureux ici. Celui-ci me répond, après un rire nerveux, qu’il n’a jamais vraiment eu le temps de se poser la question, trop occupé qu’il est à « essayer d’agrandir l’écart entre ce qu’il dépense pour vivre et ce qu’il gagne ».
De la très impressionnante cathédrale St Patrick aux innombrables temples protestants, en passant par les dizaines de synagogues et centres islamiques, New York ne semble pas moins religieuse que Jerusalem. Partout on a la sensation que Dieu a les yeux braqués sur la cité, prêt à la bénir ou à la fracasser de ses châtiments. Cette promesse du paradis et de la damnation pétrifie lorsqu’on admire les fresques du hall du Rockefeller Center qui sont au libéralisme économique ce que le plafond de la Chapelle Sixtine est à l’Église apostolique romaine. Ce mythe de NY comme lieu de commencement de la fin des temps a nourri le travail de grand nombre d’auteurs, de penseurs et de cinéastes qui ont vu dans la ville qui ne dort jamais une résurgence de Babel, cité humaine arrogante détruite pour avoir voulu défier Dieu. Mais lorsque je finis la journée à Central Park et que je tombe inopinément sur l’ange qui surplombe la fontaine Bethesda, je me dis, soufflé par tant de grâce, que si cette ville s’avère être le théâtre de la fin des temps, elle pourrait bien être aussi celui du recommencement.